e cas d'Alexandre Pouchkine est unique dans l'histoire de
la littérature universelle. En effet, s'il est possible
d'étudier les lettres françaises, anglaises,
allemandes, italiennes, espagnoles, sans se référer
constamment au même écrivain pour expliquer
les travaux de ceux qui lui ont succédé, il
est impossible de parler des grands auteurs russes sans
évoquer celui à qui ils doivent tout. Certes,
il existait une littérature en Russie avant Pouchkine,
mais la littérature russe proprement dite est née
avec lui. Très jeune, il s'imposa à l'admiration
de ses contemporains et ouvrit de tous côtés
les voies où s'engouffrèrent, plus tard, les
héritiers de sa pensée. Il ne se contenta
pas d'être le plus pur poète lyrique de son
siècle. Le théâtre russe était
encore bien pauvre : il lui donna "Boris Godounov"
et les "quatre petites tragédies" qu'il
négligea de développer. Il s'attaqua à
l'histoire russe avec son étude sur "L'Émeute
de Pougatchev". Il inaugura le roman historique russe
avec "La Fille du Capitaine", le roman fantastique
russe avec "La Dame de Pique", la poésie
populaire russe avec ses contes en vers du "Tsar Saltan"
et du "Coq d'or".
Regardez-le, il est partout
à la fois. Et nulle part il ne s'attarde. Quelqu'un
l'attend derrière la porte. "Nous sommes tous
sortis du Manteau de Gogol", disait Dostoïevski.
Mais "Le Manteau" de Gogol n'est-il pas issu du
"Maître de Poste" de Pouchkine, et n'est-ce
pas Pouchkine qui a livré à son jeune confrère
les sujets des "Âmes mortes" et du "Révizor"?
Lermontov n'a-t-il pas découvert sa route en commençant
par imiter Pouchkine? Tourgueniev ne s'est-il pas inspiré
de la Tatiana d'"Eugène Onéguine"
pour décrire la jeune fille russe idéale dans
ses propres romans? "La Guerre et la Paix" de
Tolstoï n'est-elle pas une orchestration somptueuse
des thèmes esquissés dans "La Fille du
Capitaine"? Et le "réalisme hallucinant"
de Dostoïevski ne se trouve-t-il pas déjà
en puissance dans "La Dame de Pique"? Il n'est
pas absurde de prétendre que tel ou tel écrivain
français ne doit rien à Racine, ou à
Flaubert, ou à Stendhal, mais tout écrivain
russe est, plus ou moins, l'émule de Pouchkine.
Pourtant, cet homme
pressé d'écrire était aussi pressé
de vivre. Quel chaos que son existence ! Amours fulgurantes,
une femme chassant l'autre, passion du jeu, révolte
contre le pouvoir impérial, exil à la campagne
pour quelques vers satiriques, retour en grâce sous
le règne du terrible Nicolas 1er, mariage avec une
jeune beauté.., tracasseries policières, mondanités,
jalousie, ragots... Un officier français, Georges
d'Anthès, admis à servir dans l'armée
russe, fait une cour assidue à l'épouse du
poète. Des lettres anonymes incitent Pouchkine à
provoquer l'impudent en duel. Et le plus grand écrivain
russe de son époque tombe, à trente-sept ans,
frappé à mort par la balle d'un étranger. La
disparition brutale de Pouchkine a servi sa légende.
Il n'a pas connu l'empâtement physique et moral, les
cheveux blancs, le petit ventre, la faiblesse de la vue,
les honneurs enfin. C'est en pleine santé, en pleine
force qu'il s'est envolé, arraché par un coup
de vent. Il y a un contraste saisissant entre ce destin
de désordre et cette œuvre de mesure. S'il avait
écrit comme il vivait, Pouchkine eût été
un poète romantique, inégal dans son inspiration.
S'il avait vécu comme il écrivait, il eût
été un homme pondéré, sensible
et heureux. Il n'a été ni l'un ni l'autre.
Il a été Pouchkine.
Plus
d'un siècle et demi après sa disparition,
il demeure, pour les Russes, paradoxalement, vivant, avec
ses frasques, ses illuminations, sa gouaille et son génie. Et
si sa poésie perd - hélas ! - les trois-quarts
de son charme dans les traductions, il mérite l'admiration
unanime pour ce qui émane encore de lui à
travers les écrans trompeurs des langues étrangères. Quand
on examine la vie de Pouchkine, on peut y déceler
un roman d'amour entre lui et l'Europe. D'un
poète russe, les Français exigent des vertus
russes. Ils escomptent un dépaysement physique et
moral de ce pèlerinage vers le Nord. Ils se délectent
à la pensée des violences que ce voyage intellectuel
fera subir à leur tempérament. Or,
il n'y a rien de slave chez Pouchkine, à première
vue. Il n'est ni mystique, ni prophétique, ni révolutionnaire,
ni confus, ni profond. Son univers est rationnel. Son lyrisme
est humain. Ses ambitions sont courtes. Quoi de plus décevant
pour des Français amateurs de couleur locale?
Pour la plupart des Français, Pouchkine ne sera donc
pas un écrivain représentatif de son pays
au même titre que Dostoïevsky, ou que Gogol.
Lorsqu'ils voudront une bouffée d'air russe, ils
iront la chercher entre les pages abondantes des grands
romanciers du xixe siècle, et non dans les poèmes
transparents de Pouchkine. Ils se fabriqueront ainsi une
Russie à leur usage, pleine de tripots, de prisons,
de taudis, habitée par des ivrognes et des épileptiques,
et saupoudrée de neiges éternelles. Or, les
Russes, eux, savourent en connaisseurs tout ce qu'il y a
de russe dans les vers de Pouchkine, et que les étrangers
ne peuvent pas encore découvrir
L'œuvre
de Pouchkine demeure pour ses compatriotes, malgré
les années, les modes qui changent, les régimes
qui passent, comme l'orchestration magistrale de leurs plus
chers souvenirs. Ils y retrouvent l'image éternelle
de leur pays, la ligne simple de son horizon, et ses longues
routes qui mènent au bout du monde, et la fuite des
traîneaux dans la neige imbibée de lune, et
le tremblement du soleil à travers les tilleuls des
parcs provinciaux, et le parfum du thé, et le rire
des jeunes filles. Ils y retrouvent aussi l'âme véritable
de la nation, qui n'est pas désenchantée et
morbide comme trop d'étrangers ont tendance à
le croire après la lecture des grands romanciers
russes, mais prodigieusement gaie, naïve et saine.
La pensée de Pouchkine, contrairement à celle
de Dostoïevsky, de Tchékov, de Gogol, de Tourgueniev,
est tonifiante. Sa conception de l'existence rappelle les
maîtres de la Renaissance. Son amour de la vie donne
envie de vivre. Pouchkine aimait la vie, avec fureur, avec
imprudence. C'est d'aimer trop la vie qu'il est mort si
tôt.
"La Russie
sans Pouchkine, - écrivait Gogol, - comme c'est étrange!"
Et l'Europe sans Pouchkine? Sur le plan russe, Pouchkine
est le premier grand poète européen qui établit
dans son pays les thèmes de la littérature
universelle. Sur le plan européen, Pouchkine est
le premier grand poète russe qui éclaire et
symbolise son pays. A ce titre, tout devrait être
tenté pour le rendre accessible au public étranger.
Sa place est aux côtés de Dante, de Cervantes,
de Shakespeare, de Racine, de Corneille, de Schiller, de
Gœthe, de Byron. Gogol, Tourgueniev, Tolstoï,
Dostoïevsky, Tchékov, ont conquis la France.
Les plus russes des auteurs russes ont franchi la ligne
de démarcation et rayonnent sur les pays voisins.
Seul Pouchkine demeure prisonnier de sa langue. Viendra-t-il
un poète français capable d'aider ce poète
russe à franchir la frontière? Viendra-t-il
un poète français capable d'offrir Pouchkine
à la France?
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