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L'art populaire de la Russie


Le démon

        «II se venge du monde, parce qu'il n'est pas de ce monde; il se venge des hommes, parce qu'il n'est pas tout à fait un homme... Les bêtes distinguent l'odeur humaine. Ainsi, les hommes sentaient en Lermontov une odeur qui le dénonçait comme étant d'une autre race.»
  V.Méréjkovsky



      Lermontov travaillait à ce poème, d'une manière intermittente, il est vrai, depuis 1829. Dans le projet primitif, il s'agissait du combat d'un démon et d'un ange. Plus tard, l'auteur s'intéressa aux entreprises du même démon sur l'âme d'une religieuse. La religieuse faillit devenir une jeune Juive, à l'époque babylonienne. La Juive se transforma en Espagnole. Enfin, le Caucase s'imposa comme cadre de l'action. Quant au thème démoniaque, le poète l'avait déjà exploité dans des œuvres de moindre envergure: Mon démon, Azraïl et l'Ange de la Mort



A.Kochupalov "Le Démon"

A.Kochupalov "Le Démon"
Baguier. 1972   Palekh


      Ainsi, depuis l'âge de quinze ans, Lermontov demeurait fidèle à une même pensée créatrice. Une telle persévérance ne peut que surprendre, quand on considère la simplicité puérile du sujet. Le démon, survolant les cimes du Caucase, tombe amoureux d'une jeune Géorgienne, Tamara, qui se prépare à recevoir son fiancé. Mais le fiancé n'arrivera pas à destination. L'esprit du mal le précipite dans une embuscade. Il est tué. Et la vierge, à dater de ce jour, est hantée, dans sa chambre, par une présence impure. Elle se réfugie dans un monastère, mais le démon la suit à la trace. Elle le devine qui rôde autour de sa pieuse retraite. Elle l'aime et le redoute à la fois. Et lui, pour la première fois depuis des siècles, sent une larme couler de ses yeux sur sa joue. Alors, bravant l'interdiction de l'ange gardien qui veille à la porte de la cellule, il s'approche de Tamara et lui promet de renoncer au mal si elle consent à le rendre heureux. Elle tremble de peur ; il la domine, l'enlace, dépose un baiser brûlant sur ses lèvres ; et la malheureuse meurt en poussant un cri. Un ange traverse l'azur, portant dans ses bras l'âme de la pécheresse. Aussitôt, le démon s'élance pour revendiquer sa proie. Mais le messager céleste lui répond que Tamara a expié sa faute par la douleur et qu'elle est digne d'entrer au royaume de Dieu.

    Le héros de Lermontov ressemble au Satan d'Alfred de Vigny par la mélancolie qui charge son front et lui confère un charme surnaturel. Il se distingue de lui par la sincérité de son propos et par sa malchance finale. De nombreux vers, d'un pays à l'autre, d'un texte à l'autre, se répondent. Et, pourtant, le démon du poète russe est d'une autre race que ses frères de France, d'Angleterre ou d'Allemagne. Lermontov ne se serait pas attaché à tracer et à corriger, pendant onze ans, cette figure diabolique, s'il l'avait considérée comme un simple succédané du fameux prince des ténèbres, mis à la mode par d'autres écrivains. Pour qu'il s'intéressât longuement, passionnément, à cette besogne, il fallait qu'elle signifiât pour lui autre chose qu'un jeu littéraire amusant ; il fallait qu'elle lui fût dictée par une nécessité intérieure inéluctable ; il fallait qu'elle se présentât comme son testament.

    Les Mémoires et les lettres des contemporains de Lermontov confirment à nos yeux l'impression déconcertante qu'il produisait sur son entourage. «II avait l'âme bonne, j'en suis certain», écrivait l'un. «II émanait de lui une force mauvaise», affirmait un autre. Un troisième dira, avec plus de raison : «II y avait deux hommes en lui.» Lermontov avait conscience de ce dualisme. Il savait que la marque de son destin n'était pas le triomphe du mal sur le bien, mais le dédoublement perpétuel, l'oscillation vertigineuse entre ces deux patries spirituelles. Quand il interrogeait son passé, il voyait une série d'actions tellement contradictoires, qu'il était difficile de les attribuer à un seul homme. Etait-ce bien le même individu qui se saoulait comme une brute avec ses camarades junkers, et qui risquait sa réputation, sa vie, pour défendre l'honneur de Pouchkine? qui se conduisait en goujat avec Catherine Souchkov, et qui vouait un amour idéal à la petite Varinka? qui ne reculait devant aucune manœuvre pour être admis dans les cercles mondains, et qui dénonçait courageusement la nullité des plus hauts personnages de l'Empire? qui écrivait des poèmes pornographiques et de pures prières? qui aimait les paisibles travaux littéraires et le tumulte sanglant des combats? Tour à tour orgueilleux et humble, généreux et mesquin, tendre et impitoyable, sincère et menteur, délicat et grossier, il ne choisissait pas entre la vertu et la dépravation. Pour ceux qui l'approchaient, il était, selon les circonstances, parfaitement sympathique ou parfaitement haïssable. D'ailleurs, aucun de ses amis ne prétendait avoir deviné son âme.

    De toute évidence, Lermontov ne se sentait pas à l'aise sur la terre, parmi ses semblables. Sa métaphysique sommaire traduisait le dégoût de la vie, l'aspiration vers des félicités supérieures. De l'œuvre de Dieu, seule la partie inhumaine lui était chère. Il méprisait la foule des vivants, mais la nature, avec ses pierres, ses arbres, son ciel, ses eaux, ses bêtes sauvages et libres lui apportait, aux heures de crise, le réconfort dont il avait besoin.Composé dans un mètre iambique à quatre temps, "le Démon", malgré la faiblesse indiscutable du sujet, désarme la critique par l'abondance des images et la sûreté de l'écriture. Ici encore, Lermontov propose à son lecteur un enchantement de style, contre lequel toute résistance est impossible. La raison capitule sous le déferlement des paroles magiques.




Henry Troyat "L'étrange destin de Lermontov"




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Littérature russe / M. Lermontov

  Le Démon
  Le chant du marchant Kalachnikov



Un sombre Esprit, un exilé
Sur notre terre pécheresse
Planait, quand l'essaim désolé
Des souvenirs soudain se presse
Devant le voyageur ailé.
Il revoit les jours d'allégresse
Où, Chérubin resplendissant,
La comète ardente, en passant,
De sa crinière lumineuse
L'effleurait en le caressant;
Les temps où, dans la nuit brumeuse
De l'éternelle immensité,
Du désir de savoir hanté,
Avide, il suivait à la trace
Les caravanes de l'espace
Et les astres précipités;
Les temps où, premier-né des Êtres,
Pur chef-d'œuvre du Créateur,
Pour l'amour il venait de naître;
Où la foi remplissait son cœur
Ignorant du mal et du doute;
Où son œil ne pouvait encor
Mesurer la funèbre route
Qu'un passé monotone et mort
Maintenant devant lui déroule.
Toujours, menaçant sa raison,
Des souvenirs s'accroît la foule:
Comme un nageur avec la houle,
Il lutte avec ses visions.

Errant sans but et sans asile
Dans le Désert de l'infini
Voilà longtemps que le Banni
Voit s'enfuir les siècles stériles
Emportés d'un essor fatal.
Sur notre monde de souffrance,
Sur la Terre, il répand le mal
Sans effort et Sans jouissance.
Mais la servile Obéissance
Des humains enfin laisse En lui
L'ennui du mal, le pire Ennui.

***  



I.Vakourov. "Lermontov"

I.Vakourov. "Lermontov"
Panneau (detail). 1944.  Palekh


..Ainsi donc, le malheur farouche
Fondait sur le palais bruyant;
Thamar se jette sur sa couche,
éclate en sanglots déchirants,
Et son sein oppressé halète...
Tout à coup une douce voix,
Voix d'enchanteur et de poète,
Jaillissant de la nuit muette,
La remplit d'extase et d'effroi :
«O chère enfant en vain tu pleures:
D'un stérile espoir tu te leurres,
Si, sur un corps inerte et froid,
Tu crois répandre une rosée
Vivifiante, et si tu crois
Que, de tes larmes arrosée,
La chair morte peut refleurir...
Tes pleurs ne feront que flétrir
Et brûler la fleur de tes joues,
Et qu'enténébrer tes beaux yeux
Et cet époux auquel tu voues
Tant de soins, la clarté des cieux
à présent rayonne et se joue
Dans son regard transfiguré;
Il entend des chants éthérés;
Que sont donc la terre et ses songes,
O vierge, que sont tes chagrins,
Pour un hôte des deux sereins?
Le deuil terrestre est un mensonge.
Crois-moi, doux Ange d'ici-bas,
Le sort d'un être périssable,
D'un être de chair, ne vaut pas
Un de tes pleurs inestimables!

***  


Oui, par le premier jour du monde,
Par l'effroi de son dernier jour,
Par la honte du crime immonde,
Par le victorieux retour
De la Justice et de l'Amour ;
Par l'épouvante de la chute,
Par l'immense orgueil de la lutte,
Et par ma brève ambition
Et mes espoirs d'une minute ;
Par l'immortelle vision
Que j'eus au temps de l'innocence,
Et qu'évoqué en moi ta présence ;
Par la redoutable imminence
De notre séparation ;
Par le sort de mes anciens frères,
Par tous les Esprits conjurés ;
Par mes vigilants adversaires,
Les archanges, par leur bannières,
Et par leurs glaives acérés ;
Par le ciel, par l'enfer, je jure,
Et par ce que vous adorez,
Vous, les tremblantes créatures ;
O Thamar, je jure par toi,
Par ta sainteté, par ta foi,
Ll'haleine de ta bouche pure,
Les vagues de ta chevelure,
Tes premières larmes, et par
L'éclair de ton dernier regard ;
Par mon bonheur, par ta souffrance,
Je jure enfin par mon amour
Que j'ai renoncé pour toujours
À mon orgueil, à ma vengeance.
Je ne sèmerai plus jamais
Le venin de la flatterie.
J'apprendrai comme on aime et prie ;
Avec le Ciel je veux la paix !
Je veux croire au bien ; vois, j'efface
D'une larme de repentir
Sur mon front foudroyé, la trace
Du feu céleste. — II va fleurir
Dans une paisible ignorance,
Le monde que par ma science.

1837

M.Lermontov " Le Démon"

Traduit par Henry Grégoire